Jacqueline Marval, une artiste oubliée
Connaissez vous Jacqueline Marval ? Si une place porte son nom à Grenoble on ne peut pas dire que l’artiste fauviste ait particulièrement marqué la postérité. Pourtant, Jacqueline Marval connait un succès international et est très estimée par de nombreux artistes et intellectuels de son époque, dont leurs noms eux, sont pour la plupart restés dans l’histoire (Henri Matisse, Henri Manguin, Guillaume Apollinaire…).
Jacqueline Marval, une figure du XIXème
Jacqueline Marval, de son vrai nom Marie-Joséphine Vallet, nait en 1866 près de Grenoble. Fille d’un couple d’instituteurs ayant eu 8 enfants, Marie-Joséphine devient institutrice et se marie à un homme qu’elle quittera peu après le décès de leur enfant. La jeune femme décide alors de changer de vie, elle devient giletière1 ce qui lui permet de gagner son indépendance et de partir à Paris vers 1895 où elle abandonnera jusqu’à son nom pour poursuivre ses rêves de peintures. Marie-Joséphine Vallet devient alors Jacqueline Marval.
Arrivée à Paris
A Paris, elle retrouve deux peintres rencontrés quelques années plus tôt, Joseph François Girot et Jules Flandrin qui deviendra son compagnon pendant plus de trente ans. Ces derniers lui présentent leur entourage et très vite Jacqueline Marval gagne le soutien et l’amitié de nombreux artistes dont Gustave Moreau, Albert Marquet et Henri Matisse.
Jacqueline Marval se dédie alors à sa peinture, encouragée par son entourage aujourd’hui devenu illustre. Elle peint régulièrement avec Matisse et Marquet, en témoignent les différentes représentations des artistes au fil des années de la cathédrale Notre-Dame.
Fauvisme
Le style de Jacqueline Marval s’inscrit dans un mouvement appartenant à l’avant-garde artistique2, le fauvisme. Ce mouvement est aussi désigné comme appartenant au postimpressionnisme, en référence à plusieurs courants artistiques fortement influencés par le mouvement (cliquez pour lire l’article sur le mouvement impressionniste).
De l’impressionnisme, les fauvistes conservent le travail de la lumière et de la couleur, mais s’affranchissent de la volonté de représenter la nature et préfèrent user des couleurs en larges à plat saturés pour travailler sur l’expressivité des toiles se rapprochant ainsi d’un autre mouvement d’avant-garde, l’expressionnisme (cliquez pour lire l’article dédié à l’expressionnisme).
Les artistes présentés comme les plus emblématiques des fauves sont probablement Henri Matisse, André Derain et Maurice de Vlaminck, même si Jacqueline Marval a grandement participé au succès et à la reconnaissance internationale du mouvement.
Le fauvisme se fait véritablement connaitre en 1905 lors du Salon d’Automne3 où l’accueil des œuvres présentées est mitigé. Les toiles choquent une partie du public mais sont accueillies positivement par les artistes et intellectuels modernes.
Succès
Salon des Indépendants
C’est grâce au Salon des Indépendants que Jacqueline Marval obtient la reconnaissance de son travail. Après avoir postulé sans succès au Salon de 1900, elle présente plusieurs toiles en 1901. Ces dernières sont immédiatement appréciées, notamment par des marchands d’art. Parmi eux Eugène Druet qui mettra le travail de Jacqueline Marval en avant lors d’une cinquantaine d’expositions dont une uniquement dédiée à l’artiste, Ambroise Vollard qui achète une dizaine de toiles de l’artiste lors de cette première exposition au Salon des Indépendants, et Berthe Weill qui sera la première à offrir un espace d’exposition privé à Marval, Matisse, Marquet et Flandrin.
Dans ces galeries Marval expose aux côtés d’artistes qui font désormais parti des incontournables de l’histoire de l’art comme Pablo Picasso, Amedeo Modigliani, ou encore Georges Braque.
Lors du Salon de 1901, Marval avait présenté une première lecture de la figure de la femme de harem avec L’Odalisque au guépard qui avait fait sensation. Mais c’est lors du Salon de 1903, que l’artiste présente une toile qui deviendra la plus emblématique de son œuvre Les Odalisques4.
Cette toile est probablement celle qui marque le plus la carrière de Marval, souvent présentée comme son chef-d’œuvre, elle restera exposée dans l’atelier de la peintre pendant la majeure partie de sa carrière.
Loin des représentations habituellement lascives et sensuelles, Les Odalisques invite le spectateur dans un moment d’intimité partagé entre ces femmes aux corps réalistes et aux visages rappelant celui de Jacqueline Marval. En observant la toile monumentale (plus de 2 mètres de large sur 2 de haut), le public est projeté dans la scène qu’il semble déranger, cette position voyeuriste est accentuée par les deux figures de droite qui dévisagent les observateurs venus interrompre la scène.
Les Odalisques connait un très fort succès dès sa présentation en 1903 et est régulièrement présentée par des historiens de l’art comme une source d’inspiration au tableau de Picasso, Les Demoiselles d’Avignon.
Reconnaissance
Les années suivantes voient le succès de Jacqueline Marval s’affirmer. Sa présence à différents Salons se fait récurrente, elle est exposée dans de nombreuses galeries, et on lui demande de réaliser affiches et invitations d’événements parisiens comme le Salon d’Automne.
L’année 1913 marque un tournant dans la carrière de Jacqueline Marval. Ses commandes, notamment publicitaires, explosent et elle est invitée à participer à la décoration intérieure du Théâtre des Champs Elysée.
Et si Marval est remarquée par certains critiques dès ses premières expositions, sa reconnaissance ne fait que s’accroitre, Apollinaire ira jusqu’à dire que Jacqueline Marval est “l’une des plus grandes artistes de son temps”.
“Je surprendrais peut-être un certain nombre de visiteurs des indépendants en affirmant que Madame Marval […] n’est pas dépourvue de qualités. […] Madame Marval a de la noblesse et un style très personnel” -Elie Faure, historien de l’art, L’Aurore, avril 1903
C’est aussi en 1913 que Jacqueline Marval va se faire connaitre à l’international lorsqu’elle est invitée à exposer à l’Armory Show (International Exhibition of Modern Art, Exposition internationale d’Art Moderne). Cette exposition à New-York sera suivie de plusieurs autres à l’étranger, dans d’autres grandes villes américaines mais aussi en Angleterre, en Espagne, en Suisse et en Norvège.
Artiste engagée
Si le parcours de vie de Jacqueline Marval impressionne vu par un prisme de contemporains du XXIème siècle, sa trajectoire de vie l’est d’autant plus lorsque l’on replace celle-ci dans son contexte historique. A son arrivée à Paris en 1895, les femmes n’ont ni le droit de vote5 ni la possibilité d’avoir un compte bancaire sans l’accord de leur mari6. Jacqueline Marval est une femme indépendante qui subvient à ses besoins, elle refusera toute sa vie l’étiquette de “femme artiste” ou d’exposer dans des Salons et galeries exclusivement dédiés aux artistes féminines. Son engagement féministe transparait aussi dans son travail, notamment via le choix de ses sujets.
Nu et autoportrait
Parmi les sujets de prédilection de l’artiste on trouve la figure féminine. Si la fin de sa vie est ponctuée de représentations de mer et de plages et que de nombreuses compositions florales sont immortalisées dans ses dessins, la figure féminine est l’un des sujets les plus récurrent de son œuvre.
Parmi les plusieurs centaines d’œuvres, illustrations et esquisses laissées par Jacqueline Marval, on trouve de nombreuses figures de femmes englobant des représentations s’étendant de l’enfance à la figure féminine mythologique et l’allégorie.
Dans ses représentations on dénombre beaucoup de nus féminins, sujet alors courant mais très rarement traité par des femmes. Dans la représentation classique du nu féminin, les toiles donnent souvent à voir des corps sensualisés ou fantasmés à l’excès.
Quand Marval représente des femmes nues, elle y appose son regard et représente des modèles dont les poses et les caractéristiques physiques sont novatrices pour l’époque mais surtout plus proches de la réalité. Dans ses nus, on trouve des femmes à l’air bravache ou fier dont les corps sont vrais et peuvent afficher quelques bourrelets où des seins qui s’affaissent.
Lorsqu’elle peint des figures féminines, Jacqueline Marval choisit régulièrement de prêter ses traits aux représentations. Lors de son premier Salon des Indépendants en 1901, l’artiste expose plusieurs autoportraits représentant des figures féminines comme la déesse romaine des Arts et des Sciences Minerve, une sirène ou celle de l’odalisque avec sa toile L’Odalisque au guépard, souvent citée comme l’un des premiers autoportraits nus de l’histoire de l’art.
L’autoportrait sera un sujet régulier de la carrière de l’artiste, tant à travers des allégories où des figures mythologiques aux visages empruntés à Marval, que dans la forme plus classique où l’artiste se représente elle-même.
Jacqueline Marval est une artiste féministe engagée mais pas seulement. Ses travaux témoignent d’autres engagements, elle aborde par exemple le sujet de la Première Guerre mondiale à travers ses représentations de femmes et d’enfants arborant différents symboles patriotiques et embauche régulièrement de jeunes réfugiés en guise de modèles.
Théâtre des Champs-Elysées7
Si l’on parle de l’engagement de Jacqueline Marval on ne peut pas faire l’impasse sur le projet du Théâtre des Champs-Elysées pour lequel l’artiste sera sélectionnée au côté de quatre autres en 1913.
Seule femme à participer au projet, elle obtient la réalisation de huit panneaux pour habiller le foyer de la danse pour lesquels elle choisit de développer l’histoire de Daphnis et Chloé, adapté en ballet un an plus tôt.
L’histoire s’inspire d’un roman grec de Longus daté entre le IIème et IIIème siècle qui retrace l’éducation sentimentale d’un jeune couple à travers leur histoire d’amour.
Le choix de cette idylle adolescente n’est pas qu’une référence au ballet de Maurice Ravel et Michel Fokine. C’est aussi un message adressé aux personnes peuplant ces foyers, tant aux jeunes danseurs et danseuses qu’à certains mécènes malintentionnés venus les observer travailler.
“Puisque dit-on, des vieillards qui croient que l’argent leur attribue des droits et des mérites, viennent ici en conquérants, ces murs les avertiront que la nature ne se plait à unir que la jeunesse avec la jeunesse”
à propos des panneaux de Jacqueline Marval,
Paul Jamot, La Gazette des Beaux-Arts, Premier semestre 1913.
Depuis 1987 lors d’une rénovation du théâtre, les 8 panneaux ont été copiés afin d’en présenter un exemplaire au public. Les copies ont été réinstallées au foyer de la danse et les originaux ont été installés dans le pourtour du premier balcon du théâtre des Champs-Elysées.
Dans les années 1920, Marval va passer de long séjour à Biarritz, la ville et surtout ses plages deviennent alors un des sujets récurrents de ses toiles. L’artiste continue à peindre malgré la maladie qui commence à la gagner. En 1929, elle se retrouve seule après le départ de Jules Flandrin et décède quelques années plus tard à Paris en mai 1932.
Son décès sera relayé par toute la presse. Mais Jacqueline Marval est vite oubliée malgré la quantité astronomique de créations, dessins, recherches et archives laissés par l’artiste.
Les historiens expliquent souvent l’effacement de Marval et de son œuvre de l’histoire de l’Art par son manque d’héritier. Ses travaux n’ont donc pas été valorisés et ont finis dispersés comme beaucoup d’œuvres pendant la Seconde Guerre mondiale.
Après sa mort, il faudra attendre 1987 pour que le travail de Marval soit mis en avant, via la rénovation du Théâtre des Champs-Elysées et lors d’une rétrospective organisée au musée départemental Hébert la même année. Ces tentatives paraissent faibles quand on les compare à la carrière de l’artiste et à son influence sur le mouvement fauviste.
C’est plus tard grâce à la mobilisation d’historiennes et d’historiens de l’art engagés qu’un travail est lancé pour rendre visible l’œuvre et l’héritage de Jacqueline Marval. Aujourd’hui, il existe un Comité Jacqueline Marval qui s’attelle à la préservation et à la promotion de son œuvre.
Si vous êtes en région parisienne, vous pouvez aller admirer certaines de ses toiles à l’exposition Le Paris de la Modernité qui présente 400 créations de différents artistes, dont Jacqueline Marval ! (au Petit Palais jusqu’en avril 2024 !)
On espère que cet article vous a plu et qu’il vous a inspirés !
Si vous voulez vous essayer à la création d’œuvres dans le style fauviste, on vous renvoie à ces tutos pour créer vos propres pinceaux (Photoshop, Affinity) et des conseils pour bien choisir ses couleurs !
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Illustration de couverture, fresque La Danse Bleue, Jacqueline Marval, Théâtre des Champs-Elysées, 1913
- Les giletières sont des couturières spécialisées en confection de gilets. ↩︎
- On regroupe souvent plusieurs mouvements artistiques apparus entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème sous l’appellation avant-garde artistique.
L’avant-garde artistique est une influence majeure de nombreux courants modernes et contemporains. Nous vous invitons à découvrir certains mouvements de l’avant-garde à travers nos précédents articles en cliquant sur les courants qui vous intéresse. (l’impressionnisme, le mouvement néo-impressionniste plus connu sous le nom pointillisme, les mouvements dada et surréaliste et le mouvement expressionniste ↩︎ - Le Salon est une exposition d’artistes plasticiens à Paris dont la tradition s’étend de 1725 à nos jours. Renommé Salon des artistes français en 1880, cette exposition est organisée tous les ans en début février. Le début du XXème verra naître plusieurs Salons en marge du Salon officiel, parmi eux celui d’Automne ou celui des Indépendants. ↩︎
- le terme odalisque fait référence aux servantes des concubines d’un harem turc. Cependant les artistes européens du XVIIème au XIXème ont utilisé ce terme pour désigner une femme appartenant à un harem, figure sensuelle fantasmée récurrente en particulier dans le courant orientaliste.
On trouve des représentations d’odalisque dans de nombreux tableaux, parmi les plus connus on peut citer La Grande Odalisque de Jean Auguste Ingres de 1814 et Le Bain turc qu’il réalise en 1862. ↩︎ - Les femmes votent en France pour la première fois en 1945. ↩︎
- En France, les femmes obtiennent l’indépendance financière (possibilité d’ouvrir et d’avoir un compte bancaire ou de signer un contrat de travail sans l’autorisation d’un mari) en 1965. ↩︎
- L’histoire de la création des panneaux du Théâtre des Champs-Elysées est retracée dans le roman de Martine Lacas, Jacqueline Marval, Une Fauve au Théâtre ↩︎
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